Suite et fin du témoignage de Pierre Gauthier
Comme êtres humains et sous la tension d’une existence où le risque de nos vies était constamment présent, quelles émotions et quels sentiments nous poussaient à résister? Était-ce la haine de l’ennemi? Je ne le crois pas. L’ennemi pour nous en dehors des missions était vague et distant. Nous n’étions pas exposes a des exemples tangibles de ses déprédations, d’accord nous avions a un moment ou un autre subit des bombardements en permission, nous avons vu les ruines de ses activités antérieures, mais l’être humain ne reconnait pas toujours comme un affront une chose qui ne lui est pas personnelle. Le continent lui subissait l’occupation, l’allemand était là, il se voyait, et il était toujours menaçant.
Était-ce le patriotisme? la gloire, le goût de l’aventure, l’orgueil? qui sait? Tous et chacun nous avions nos raisons, et nous n’en discutions pas. Je crois que l’explication suivante est correcte. Depuis de longs mois, individuellement et comme équipage, nous poursuivions un entraînement pour le moins intensif et accéléré avec comme but ultime celui de former une équipe qui avait pour tâche de porter la guerre à l’ennemi. C’était devenu un métier. Un métier qui ne ressemblait en rien à nos activités de temps de paix, mais que les circonstances nous avaient offert l’occasion d’apprendre, et que nous avions choisi volontairement.
À quoi se résumait une journée de mission aux Alouettes. Je prends comme exemple une mission de nuit – Stuttgart le 25 juillet 1944. La nature de la mission, une attaque sur une usine d’instruments de précision. En réalité un raid de terreur sur une ville habitée.
Le premier indice que nous avions qu’une mission était en préparation était vers les onze heures du matin lorsque au tableau des missions dans chaque section le nom du membre d’équipage était affiché. Nous étions alertés et devions nous attendre, à moins d’annulation de la mission pour cause de mauvais temps, à décoller ce soir-là.
En qualité de navigateur je devais dès ce moment préparer mes cartes, crayons, instruments de navigation, tout l’outillage nécessaire à l’accomplissement de ma tâche, car sur moi reposait la responsabilité de mener, d’après mes calculs, l’avion a l’objectif et de le ramener à la base.
Le pilote et l’ingénieur de bord s’assuraient du bon fonctionnement de l’appareil, ses moteurs, ses instruments, tout ceci fait en conjonction avec les mécaniciens, ces héros des « dispersals » qui par toutes les intempéries faisaient des prodiges et s’assuraient que nos avions étaient parfaits à tous les points de vue. Nous ne pouvons tarir d’éloges à leur sujet, et leurs sacrifices n’ont pas eu toute la reconnaissance qu’ils méritaient.
Le bombardier vérifiait lui aussi le mécanisme qui contrôlait le largage des bombes. Celles-ci étaient de 500 et 1000 livres explosives, à fusées instantanées, de profondeur ou à retardement. Un autre chargement consistait en un « cookie » de 2 tonnes et de « containers » de bombes incendiaires de 4 livres. Le télégraphiste vaquait lui aussi à sa vérification mais il était tenu durant la mission au silence absolu de transmission.
Les mitrailleurs centre et arrière sur qui pouvait dépendre la survivance de l’équipage n’oubliaient pas le moindre détail dans la parfaite efficacité de leur tourelles. Entre leurs mains reposait l’armement défensif de l’avion et notre réponse à la chasse ennemie. Ce soir là nous avions à la position du ventre (mitrailleur) le F/O Bourassa, bombardier, mais qui pour cette mission remplissait cette fonction particulière. Cette position avait comme armement une pièce de .5 et était plus nuisible à l’ennemi qu’efficace. Tout ceci terminé il ne nous restait plus qu’à attendre le moment de briefing. Chacun restait le possesseur de ses pensées et les réactions variaient de l’un à l’autre mais tous à leur façon dissimulait leur anxiété intérieure, car l’ignorance de l’objectif apportait à chacun sa forme d’angoisse, même chez les braves.
À l’heure du souper après un petit brin de sommeil on nous servait notre œuf avec des frites, car l’œuf frais c’était la traditionnelle aumône à tous ces hommes qui se préparaient a affronter l’adversaire. Environ 1 1/2 heure avant le décollage qui ce soir-là était prévu pour 2055, nous nous rendions au « briefing room », cette grande salle d’environ 25′ de large par 60′ de profondeur où se faisait le rassemblement, de tous les équipages qui prenaient part à la mission.
L’atmosphère qui y régnait au début était influencée par la porte d’entrée, car à la droite de celle-ci se trouvait une gigantesque carte du Royaume-Uni et de l’Europe. Celle-ci était la carte de mission sur laquelle d’étroits rubans rouges traçaient le trajet que nous devions parcourir et au bout desquels on apercevait le nom de l’objectif – Stuttgart: Il y avait un silence de plomb pendant que chacun dans son imagination digérait ce que cet objectif pouvait représenter. Finalement tout le monde était rentré et on attentait les détails. Tour à tour, les chefs de section exposaient leurs instructions, altitudes, vitesses, consommation d’essence, charges de bombes, armement etc. L’officier d’intelligence nous renseignait dans la limite des connaissances les plus récentes qu’il possédait, sur les positions de DCA de l’ennemi et le degré d’opposition auquel nous pouvions nous attendre. Enfin venait l’officier météorologiste, la cible d’une variété de commentaires plein d’humour et qui généralement encaissait la façon d’un vieux politicien. Il fallait reconnaître que sa tâche était compliquée, car il n’obtenait qu’un minimum de renseignements sur les conditions atmosphériques du continent.
Finalement c’était Jos Lecomte, notre Commandant, qui à sa façon joviale caractéristique terminait le tout avec son « The target she’s fini » habituel. Nous le respections beaucoup, parce que lui ne cherchait jamais à s’esquiver, et nous savions que lorsque la mission était dure, il serait avec nous.
Joe Lecomte
Le « briefing » terminé nous nous dispersions sauf les pilotes et les navigateurs qui eux préparaient la mission. Les caps, les vitesses, tous les renseignements qui devaient compléter la première page du journal de mission du navigateur. Ensuite les parachutes, les Mae-Wests et les camions qui nous conduisaient à notre appareil, ce soir c’était encore notre vaillant « Y » Yoke, vétéran de 12 missions, les 12 fleurs de lis près de son nez y attestaient. Nous en étions à notre 20ième.
Là commençait tout le travail de la mise en marche, un par un les moteurs se mettaient à tourner, le pilote et l’ingénieur surveillaient de près les réactions des instruments de bord, s’assurant que tout était en règle avant de signer la fiche de vérification. Le navigateur amorçait l’équipement de radar, le « Gee box » cette boîte magique qui en conjonction avec des cartes spéciales, indiquaient avec une précision incroyable la position de l’avion en relation à la terre, jusqu’au moment où les Allemands en faussaient le fonctionnement. Ceci nous rappelait qu’il ne fallait pas oublier les autres moyens de navigation qui nous étaient disponibles afin d’arriver à bon port.
Pendant ce temps où il nous arrivait souvent d’attendre le moment du départ, nous apercevions dans l’ombre un cycliste qui s’arrêtait à chaque avion et qui apportait à tous ceux qui la voulait, la consolation divine. C’était le Père Maurice Laplante, notre aumônier. Combien de fois l’avons nous vu s’éloigner lentement vers l’empennage avec un pilote, un mitrailleur, n’importe qui, qui pour une fois encore, voulait confier son âme à Dieu.
Maurice Laplante
Enfin tout est prêt et tout à coup surgit de la tour de contrôle le fusée annonçant le départ pour la mission. Les avions se mettent en branle et un par un quitte leur « dispersal » pour se joindre à la file qui se dirige vers la piste de décollage. C’est notre tour et face à la longueur de la piste nous attendons la lampe verte qui nous dit qu’il est temps de décoller. Le pilote pousse les manettes à gaz, le ronronnement des moteurs augmente, l’avion roule et accélère rapidement, Tout à coup nous sentons que nous ne sommes plus rattachés au sol, un peu d’altitude, le train d’atterrissage est escamoté, les volets sont rentrés, et le pilote règle ses manettes au rythme de montée – il est 2124 heures.
Chaque membre voit à son travail, et il y en a. Comme navigateur j’attends l’arrivée à l’altitude pour mettre le cap. L’altitude est atteinte et nous sommes en route vers la côte, volant dans le noir, avec autour de nous d’autres hommes préoccupés eux aussi â accomplir leur mission. Je m’assure que le cap est maintenu et à 2255 heures c’est la côte anglaise et devant nous, que nous atteindrons dans 37 minutes, la côte ennemie, parce que, que ce soit la France et que nous y ayons une tête de pont, c’est l’ennemi qui s’y trouve et il nous prépare sa réception, car tous ses éléments de défense sont alertes et avec son efficacité habituelle, il ne perd pas de temps à les mettre en marche. À 2332 heures nous traversons la côte de France les mitrailleurs sont aux aguets, et ainsi que le pilote scrutent l’obscurité pour la chasse ennemie et aussi pour éviter le danger de collision, car il y a au-delà de 500 bombardiers qui battent la nuit de leurs hélices. Toute cette masse occupe un vaste espace dans l’air et forme ce que nous appelons un « stream », car la nuit maintenir une formation à l’américaine était chose impossible.
Du côté d’Orléans le Gee box » n’est plus déchiffrable, les moyens de le fausser que possèdent les Allemands marchent pleine allure. Il n’y a pas une lueur au sol et un plafond de nuages obscurcit les astres, alors il ne nous reste plus que la navigation de D.R. (dead reckoning), ce qui veut dire qu’avec ce que nous possédons de renseignements nous estimons où nous sommes. Le long de la route d’autres avions ont pour mission de provoquer le tir de la DCA, ce qui nous sert de point de repère. Mais si les Allemands nous tendent des embûches nous aussi nous en avons. En premier lieu c’est le « window » ces petites bandes de papier métallique que nous larguons en grandes quantités à intervalles réguliers et qui servent à compliquer sérieusement la tâche de repérage de nos avions, annule la possibilité d’un tir précis de DCA, et aussi la direction de la chasse par les moniteurs au sol en bloquant leurs écrans de radar. Une autre forme d’intervention que nous possédions était le « tinsel ». L’application de cette mesure était entre les mains du télégraphiste à qui on avait assigné une partie de la bande des fréquences. Lorsque celui-ci captait des instructions à la chasse ennemie il embranchait un microphone qui était installé dans un des moteurs et le bruit produit par celui-ci interdisait toute communication.
Durant ce temps notre avance progressait et nous approchions de l’objectif, respectant la route déterminée et gagnant de l’altitude. Le premier indice que nous étions presque à destination fut la ville de Mannheim à notre gauche qui desservait un feu de DCA nourri sur des avions qui s’étaient égarés ou qui se trouvaient là délibérément. Tout à coup le mitrailleur de ventre, le F/O Bourassa nous avertit que Stuttgart était à notre droite, la ville toute entière était illuminée par des fusées parachutes et il faisait clair comme le jour, et on distinguait les sillons des rues.
À la suite des fusées, les T.I.s (target indicators) se mirent â pleuvoir sur la ville, ce soir-là ils étaient verts et rouges et ne cessaient pas de m’émerveiller. La menace qu’ils représentaient pour cette ville était grande, car cette pluie lumineuse qu’ils étaient servait â marquer l’endroit où nos bombes devaient frapper. Du moment où les T.I.s étaient en vue, c’était le bombardier qui prenait la direction de l’avion dans le but d’indiquer au piloter les manœuvres à accomplir afin qu’il puisse aligner dans sa mire ces cibles qui se posaient sur la ville. Pendant quelques minutes la direction à suivre était en ligne droite, DCA ou non, afin d’assurer la précision du bombardement. Le pouce sur le bouton, le bombardier attendait l’instant exact et c’était « Bombs Gone » et 4 tonnes de destruction piquaient vers le sol, la fusée photographique suivait et la caméra se mettait à tourner. Il était 0152 du matin. À ce moment-là une fois les bombes larguées la seule chose qui nous intéressait était de quitter l’objectif, j’avais préparé le premier cap et nous ne tardions pas à le prendre.
Ce soir-là une situation se présentait qui compliquait le retour. En partant de Tholthorpe nous avions environ 2000 gallons d’essence, ce qui normalement aurait suffi amplement pour l’aller et le retour. Mais pour cette mission les instructions que nous avions reçues spécifiait une montée graduelle vers notre altitude de bombardement en mélange riche (rich mixture). Ceci représentait une forte consommation de l’essence, et au départ de Stuttgart l’ingénieur de bord nous prévenait qu’il ne nous restait plus que 800 gallons et la route du retour était presque identique à l’autre. Il fallait prendre une décision. À une certaine distance à l’ouest de Stuttgart nous avons changé le cap et piqué droit pour la côte a un point au nord de Caen. Ceci présentait un risque assez grave, puisque maintenant nous nous trouvions seuls au dessus de la France, facile à capter par le radar ennemi et surtout la chasse. Mais heureusement tout s’est passée sans incident, préoccupés comme nous l’étions tous de rentrer a bon port, l’ingénieur visant de près ses instruments et la consommation de l’essence. Nous arrivions à la côte près de Ouistreham avec seulement suffisamment d’essence pour la traversée de la Manche et un atterrissage immédiat à la base de Ford qui se trouvait en plein sur la côte anglaise. Après près de 7 heures de vol nous nous posions à Ford, fatigués mais heureux d’être rentrés sains et saufs. Notre arrivée à Tholthorpe après un repos et un plein d’essence à Ford consistait à nous présenter à l’interrogatoire conduit par l’officier d’intelligence et qui cherchait à recueillir de nous tout renseignement qui pouvait être utile, DCA, chasse ennemie, tout ce qui pouvait ajouter à nos connaissances des dispositions de défense de l’ennemi. La bonne tasse de café nous attendait et une fois tout ceci terminé nous piquions pour la hutte et le lit. Il ne restait plus maintenant qu’à attendre la prochaine mission.
Si cette mission s’était passée sans incident fâcheux elles n’étaient pas toutes comme ça. La DCA, la chasse nous poursuivaient, parfois nous atteignaient, et nous faisaient bien réaliser que l’ennemi était bien là et qu’il veillait toujours. Nous avons rapportés à plusieurs reprises des souvenirs de ses activités, car l’ennemi était habile, il était courageux et tenace. Combien d’équipages peuvent en témoigner. Landry au-dessus de Boulogne qui ramenait un avion presque complètement avarié par la DCA. Il y a eu ceux qui ne sont pas revenus, tels que Wright et Ryan, abattus au dessus de Hambourg en juillet 1944, et combien d’autres encore.
Est-ce que nous pensions en partant pour une mission que la mort, la blessure, l’emprisonnement étaient pour nous? Je crois que tous nous étions convaincus que ça c’était pour l’autre et pas pour nous. On ne pouvait pas croire que ça pouvait nous arriver, et pourtant c’est arrivé combien de fois. Je n’ai connu qu’une occasion ou un pressentiment ressenti par quelqu’un s’est réalise. C’était avant le raid sur l’usine de pétrole synthétique de Wesseling, près de Cologne et un jeune navigateur du nom de Dufour m’a dit » Gauthier, ça me dit que je ne reviendrai pas ce soir », il en était à sa 6ième mission, son pilote, Taillon. La mission terminée, tous les appareils sauf un étaient rentrés. Taillon et ses hommes ne sont pas revenus. Coïncidence? Qui sait? Le lendemain on rassemblait les possessions de tous ces hommes, on vidait une autre hutte pour faire place â un nouveau groupe qui eux à leur tour s’exposeraient aux mêmes risques.
Après la mission de Wanne-Eickel en septembre 1944 nous étions tamisés, le tour était terminé. Nous avions accompli 32 missions et en étions sortis indemnes, il y avait de quoi se réjouir. Mais pendant les jours qui suivirent, lorsque nous regardions décoller les Halifax vers l’Allemagne, nous ressentions une certaine nostalgie, c’était comme si on avait plus besoin de nous.
De ce tour de missions deux décorations furent décernées à notre équipage. Une DFC à Jacques Terroux, notre pilote et une autre à Romuald Pépin notre mitrailleur arrière, cette dernière bien méritée car nous lui devions beaucoup. Il nous avait tiré à plusieurs reprises de bien mauvais draps. De retour au Canada en novembre 1944 j’obtenais mon licenciement en mars 1945.
En janvier 1951 je m’engageai dans l’escadrille de radar 2416 (Auxiliaire) d’Ottawa avec laquelle je demeurais pendant 11 années. Mes fonctions étaient celles de contrôleur de chasse de nuit. En 1959 j’étais nommé commandant avec le grade de chef d’escadrille et me voyait licencié le 31 décembre 1961 avec 1es autres membres car l’escadrille était complètement démobilisé.
J’ajoute à ces impressions une variété de documentation laquelle j’espère saura être utile, ce n’est pas beaucoup mais c’est le mieux que je puisse faire. J’apprécierais que ces documents me soient renvoyés lorsque vous en aurez fini.
Je m’excuse du retard apporté à ce compte rendu mais comme je viens de finir un stage à l’hôpital c’était inévitable.
Tous mes meilleurs vœux de succès,
Pierre H. Gauthier
Bonjour Pierre,
j’ai rencontré et parlé à quelques reprises à M. Jean Cauchy qui était pilote dans la 425e en 1944-45 et dont l’avion a été abattu le 6/1/45(KW-E). Il fut fait prisonnier et interné au Stalag Luft 1 à Barth. Il a connu l’équipage Desmarais et a vécu l’écrasement de cet avion de très près car lui et son équipage était sur le tarmac lors de l’écrasement étant les suivants à décoller!!! Et c’était leur première mission!! Si tu veux l’appeler, il est d’accord pour te raconter.
Léon Laliberté
Je suis heureux de retrouver autant d’information concernant mon oncle Jean-Marie Desmarais mort le 18 décembre 1944. Je possède l’original de la photo prise l’ors de sa rencontre avec le du cardinal Villeneuve au moment où il était hospitalisé.
Suite à l’atterrissage d »urgence du Halifax en novembre 1944, il avait écrit à sa mère: « Tout le monde pleurait dans l’avion. Je leur ai dit : Mes petits enfants, ayez confiance, nous arrivons chez nous, » Concernant l’appareil lui-même, il lui écrira aussi: »Elle n’est plus bonne qu’à faire des casseroles. »
Claude Desmarais
Ottawa
Si vous avez des informations à partager concernant l’escadrille 425 Alouette, vous pouvez m’écrire.